Dans la presqu’île d’Ampasindava, les risques de pollution liés à l’extraction de ces minerais critiques pour la transition écologique fédèrent une irréductible opposition.
Par Laurence Caramel(Ampasindava et Nosi Be, nord-ouest de Madagascar, envoyée spéciale)
De la ruée sur les terres rares d’Ampasindava, il ne reste que des trous. Des milliers de trous plus ou moins bien rebouchés. Et cinq grands bassins de 20 mètres de côté aux parois tapissées de bâches grises en plastique aujourd’hui décomposé. Marie-Angèle Ravelo peut en témoigner : accroupie devant une cavité d’un mètre de diamètre recouverte de rondins pour empêcher les enfants et les zébus de tomber, cette femme énergique, porte-parole des habitants de Betaimboa, a vécu la frénésie qui a emporté la région il y a une dizaine d’années.
Personne, à l’époque, ne comprenait vraiment ce qui était recherché, ni quand cela allait s’arrêter. « Les hommes avaient des GPS. Ils sont venus dans nos champs et ont creusé des trous de 10 mètres de profondeur. Au début, ils faisaient seulement des prélèvements tous les mètres avec un kapok [ une mesure de 300 g utilisée pour le riz ]. Ils nous ont dit qu’ils voulaient les analyser, puis ils ont pris toute la terre. Nous n’avons pas pu nous y opposer », raconte la quinquagénaire au milieu des lianes de vanille qui courent le long des arbres d’un sous-bois ombragé.
Située au nord-ouest de Madagascar en face de l’île de Nosi Be, la presqu’île montagneuse d’Ampasindava est recouverte en grande partie de forêts. Dépourvue de routes, elle est tournée vers la mer qui est souvent pour les paysans sakalava le plus court chemin pour rejoindre les bourgs alentour et écouler leurs récoltes de vanille, de poivre, de café ou de cacao. Mais, en ce début d’hiver austral, sous un soleil encore brûlant, l’inquiétude perce sous l’indolence. « Ils vont revenir. Ce n’est qu’une question de temps. Des vazaha [des Blancs] sont passés il n’y a pas longtemps dans un village à côté », s’alarme Marie-Angèle Ravelo, qui a pris l’habitude de vivre aux aguets.
Et pour cause : son village, Betaimboa, est situé au sein de la concession minière qui occupe 300 km2 à Ampasindava, soit un tiers de la presqu’île, le reste étant classé en aire naturelle protégée. Selon les évaluations les plus récentes, 628 millions de tonnes d’argiles ioniques dorment dans ces sous-sols avec une importante concentration en terres rares. Celles-ci désignent un groupe de dix-sept éléments métalliques dont les propriétés, en particulier magnétiques, en font des composants très recherchés dans les technologies de pointe développées pour les éoliennes, les panneaux solaires ou encore les moteurs électriques. Parmi elles, le dysprosium, le néodymium et l’europium – présentes à Ampasindava – sont les plus demandées et donc les plus chères.
Seuls des permis de recherche ont été délivrés
Alors, depuis 2009, la région vit au rythme des soubresauts de la concession. Au gré de la conjoncture et des déboires financiers de ses actionnaires, le projet a plusieurs fois changé de propriétaires. L’Australien Allan Mulligan est le dernier à penser avoir mis la main sur une affaire extraordinaire. « Personne n’aurait pu imaginer qu’une si petite compagnie puisse attraper un si gros éléphant. Ampasindava est l’un des plus importants gisements de terres rares en dehors de la Chine [à l’origine de 70 % de la production mondiale en 2022]. Et il est prêt à être développé. Je suis excité, très excité par ce projet », se réjouissait-il, en vieux routier, dans une conférence sur les minerais pour batteries organisée à Perth (Australie) en avril.
Pour montrer à quel point il y croit, Allan Mulligan a baptisé la société créée en avril 2022 avec trois autres compatriotes, Harena, qui signifie « trésor » en malgache. En octobre 2022, elle a racheté Reenova Rare Earth Malagasy, une entreprise détenue par des investisseurs singapouriens, dernière dans la cascade d’entités qui – sur le papier – se sont succédé depuis 2009 pour exploiter le gisement.
Jusqu’à présent pourtant, seuls des permis de recherche ont été délivrés. Trois au total sur une durée de onze ans, la période maximum accordée par l’administration malgache avant que la compagnie minière ne doive démontrer sa capacité à exploiter. C’est ce qui a conduit Reenova a demandé en septembre 2020, en pleine pandémie de Covid-19, un permis d’exploitation. En réalité, la société avait déjà commencé à sombrer.
A Ambanja, chef-lieu du district du même nom situé à 50 kilomètres de la presqu’île, les rideaux de fer de la maison bleue et ocre qui hébergeait les bureaux et le laboratoire de Reenova sont tirés. Même le gardien ne répond plus. Une quarantaine de salariés officiellement toujours sous contrat ne sont plus payés depuis presque deux ans. C’est le cas de l’ancien responsable de la communication, Parfait Sangoay : « J’ai travaillé pour eux pendant six ans. Au plus fort de l’activité, il y a eu jusqu’à 1 000 travailleurs par jour sur le site. Je devais expliquer le projet aux populations. Cette mine, c’est beaucoup d’argent pour les Occidentaux. Mais, maintenant, on ne sait pas ce qu’il va arriver. Est-ce que ce sera différent avec Harena ? » , s’interroge-t-il sans cacher l’hostilité à laquelle il a été confronté en faisant la publicité des miniers.
Impact sur l’environnement
Dans la petite ville, l’annonce du retour des investisseurs étrangers n’a pas tardé à se répandre et Raymond Mandiny, le président du Comité de réflexion et d’action pour le développement et l’environnement du Sambirano (Crades), est à nouveau sur le pied de guerre. « Je n’avais jamais entendu parler des terres rares avant 2009. Mais nous avons appris et nous savons maintenant que les produits chimiques qu’ils utilisent pour extraire les minerais peuvent tuer. Heureusement, ils n’ont pas eu le temps de faire leurs essais. De grands bassins ont été préparés mais ils n’ont jamais servi », raconte cette figure de la mobilisation contre l’exploitation des terres rares d’Ampasindava.
Ce petit homme au crâne rasé qui parle avec autorité possède ses antennes dans tous les villages de la presqu’île. Même le roi sakalave Tsiaraso IV s’est désormais rangé de leur côté, assure-t-il : « Plusieurs milliers de paysans sont directement menacés par la mine. Que va-t-on leur donner ? A Madagascar, je n’ai jamais vu que l’activité minière soit bénéfique aux communautés. »
L’extraction des terres rares est connue pour son impact délétère sur l’environnement. Des montagnes de roche doivent être fracturées pour en tirer des quantités infimes de minerais. Dans le cas d’Ampasindava, les calculs promettent 8 kg de terres rares dans 10 tonnes de roches argileuses. Le procédé de lixiviation le plus souvent utilisé par les industriels est aussi à hauts risques car il consomme d’importantes quantités de solutions chimiques comme le sulfate d’ammonium pour isoler les métaux recherchés dans la roche concassée. La contamination des nappes phréatiques est le principal danger.
Enfin, la présence des terres rares va généralement de pair avec celle de thorium et d’uranium radioactifs. Les études réalisées par la société allemande Tantalus, la première à qui la concession avait été attribuée, avaient longtemps conduit à écarter ce sujet. « Les concentrations de thorium et d’uranium sont faibles, ce qui réduit le risque de problèmes environnementaux futurs connus pour entraver le développement économique de ce genre de projet », affirmait l’entreprise en 2011.
Des niveaux de radioactivité naturelle élevés
Un article publié en octobre 2021 dans la revue American Journal of Innovative Research and Applied Science a balayé ce constat. A partir de 49 échantillons prélevés en 2019, Olivier Rafidimanantsoa (de l’université d’Antananarivo) qui a dirigé ce travail, a relevé des niveaux de radioactivité naturelle « supérieurs aux valeurs moyennes mondiales » pour l’uranium, le thorium et le potassium. Cela pourrait « engendrer des risques assez importants pour la population locale de la zone d’étude. La sensibilisation à l’effet de radioactivité naturelle doit être prioritaire ainsi que la mise en place du système de radioprotection du public et du travailleur », conclut-il.
La concession minière englobe une quinzaine de villages. Antsirabe, avec ses maisons en dur et ses antennes Canal+ sur les toits, est l’un des plus prospères d’entre eux. A l’entrée de la presqu’île et à une heure de route de la RN6 qui conduit à Ambanja, les négociants viennent y acheter de la vanille bio.
« En tant que maire, je ne peux pas m’opposer à ce projet, commente, prudemment, Raphaël Moralahy, mais notre village s’est développé grâce à l’agriculture et à la vanille en particulier. La concession minière chevauche les plantations de plus d’un millier de paysans. Les compagnies n’ont jamais tenu leurs promesses ni pour la réhabilitation de l’école, ni pour soutenir de nouvelles activités. Maintenant, nous avons peur des conséquences que pourrait avoir la contamination chimique des rivières. »
Sur son bureau, entre des tampons et le drapeau de Madagascar, la photo d’un paysage attire le regard, avec sa phrase en guise de légende empruntée à l’écrivain chinois, Nobel de littérature en 2000, Gao Xingjian : « L’homme pille la nature, mais la nature finit toujours par se venger. »
« Nouvelle terre de sacrifice »
La nature garde encore ses droits à Ampasindava grâce à l’aire protégée créée en 2015. « Nous avions plaidé pour que la réserve couvre toute la presqu’île mais nous n’avons pas eu gain de cause », se souvient Jeannie Raharimampionona, du Missouri Botanical Garden, qui a contribué au projet en inventoriant la faune et la flore. « Ampasindava possède des écosystèmes et un climat uniques. C’est une zone frontière d’hybridation entre le nord et le sud de l’île où subsistent des reliques de forêts quasi primaires et des espèces qu’on ne trouve nulle part ailleurs », explique la botaniste. Cette avancée de terre sur la mer, bordée de mangroves, demeure le refuge de plusieurs espèces de lémuriens dont le petit Lepilemur mittermeieri, baptisé ainsi en l’honneur du primatologue américain Russell Mittermeier, à l’origine de l’ouvrage de référence sur les Lémuriens de Madagascar paru en 1994.
Bien sûr, la perspective de la mine inquiète. « Les villageois ne pourront pas rester près de la mine et ils migreront vers la zone protégée ce qui augmentera la pression sur un équilibre déjà fragile », redoute Joël Narivony, de l’ONG Famelona, chargée de la gestion du site. Quelque 15 000 personnes vivent déjà au sein de l’aire protégée. A deux heures de vedette rapide d’Ampasindava, sur l’île de Nosi Be, militants écologistes et scientifiques sont aussi sur le qui-vive. « Les populations dépendent de la mer pour se nourrir et les courants remontent d’Ampasindava jusqu’à Nosi Be. Que feront-elles quand la pollution aura tout saccagé ? », s’interroge Gisèle Bakary.
« La région qui part d’ici jusqu’à la baie de Diego Suarez est l’une des zones les plus riches au monde pour la biodiversité marine. Les baleines viennent s’y reproduire et on y trouve encore quelques dugongs. A-t-on envie de les sacrifier ? », poursuit cette biologiste retraitée du Centre national de recherches océanographiques. Les opérateurs touristiques de l’archipel ont aussi pris position : « Madagascar ne peut pas faire la promotion d’un tourisme durable en prétendant protéger l’environnement et ouvrir au même endroit la voie à l’exploitation des terres rares », proteste Joël Soatra, le porte-parole d’une centaine d’entreprises du secteur.
Contacté par Le Monde, Allan Mulligan se veut rassurant : « Ampasindava fait partie de la nouvelle génération de projets extractifs à très faible impact. Il laissera une empreinte environnementale minimale pendant les opérations et un impact résiduel nul, tout en produisant des “minéraux verts” vitaux pour le secteur des énergies renouvelables, précise-t-il dans le courrier qu’il nous a adressés. Les minerais se trouvent à quelques mètres seulement de la surface ce qui permettra de ne traiter que des volumes de roches limités. Nous ne réaliserons pas de lixiviation in situ et les minerais ne contiennent pas de matières radioactives. Les déchets seront lavés et réintroduits dans la zone d’extraction qui sera recouverte de terre végétale préalablement stockée. »
Pas sûr que cela suffise à apaiser ceux qui redoutent que l’exploitation des terres rares d’Ampasindava ne conduise à un vaste désastre environnemental et humain et voient dans cette prédation des ressources par des sociétés occidentales la répétition d’une longue histoire, cette fois-ci sous couvert de transition verte. Reprenant la thèse de la géographe américaine Julie Klinger sur les « frontières des terres rares », la sociologue Zo Randriamaro n’hésite pas à parler d’Ampasindava comme une « nouvelle zone de sacrifice » dans laquelle la destruction des vies et des paysages locaux sera le prix à payer pour permettre aux pays riches de s’adapter au changement climatique.
En mai, au terme de longues tergiversations, le gouvernement a annoncé la levée du moratoire introduit en 2011 sur l’octroi de licences d’exploitation et publié un nouveau code minier qui prévoit notamment le relèvement des redevances payées par les compagnies de 2 % à 5 % sur la valeur des ressources exportées. Avec pour ambition affichée de placer Madagascar dans la compétition mondiale pour l’accès aux minerais critiques dont l’île est abondamment dotée. Harena Ressources pourra y voir un signe encourageant avant de devoir affronter une opposition locale qui, quinze ans après l’arrivée des premiers investisseurs étrangers, reste toujours mobilisée.
Laurence Caramel(Ampasindava et Nosi Be, nord-ouest de Madagascar, envoyée spéciale)