Dans le Sud, les milieux naturels, les modes de vie et l’existence même des populations sont me- nacés pour répondre aux besoins de la transition énergétique des pays du Nord. Riche en « terres rares », Madagascar illustre bien cette dynamique. Pérennisant une dépendance de nature coloniale, leur exploitation risque d’entraîner des consé- quences irrémédiables pour les écosystèmes lo- caux et les droits des communautés.
D’après un expert, « par essence, la transition énergétique consiste à passer des combustibles fossiles aux métaux » (Peck, 2022). Une telle définition implique que cette transition vers les énergies renouvelables est potentiellement de nature « extractiviste », et risque de maintenir les mêmes pratiques de dépossession, les mêmes dépendances et les mêmes hégémonies coloniales, lesquelles sont, dans ce cas-ci, reproduites sous la forme d’un « colonialisme vert », à savoir l’accaparement de terres et de ressources dans les pays du Sud à des fins prétendument environnementales.
Historiquement, si l’on considère les stratégies des acteurs de la transition énergétique dans les pays du Nord, « une différence majeure est que la transition actuelle est menée par le secteur privé avec l’encouragement des gouvernements, alors que pendant la Seconde Guerre mondiale, elle était menée par l’État avec la participation du secteur privé » (ibid.).
De ce fait, le modèle hégémonique dans les pays du Nord est celui de la transition énergétique des entreprises, ce qui ne va pas sans entraîner de profondes répercussions dans les pays du Sud.
En ce qui concerne les pays africains, qui sont les principaux fournisseurs des minerais nécessaires à la transition énergétique, il est préoccupant de voir que les liens critiques entre ces minerais, l’action climatique et la transition vers une économie « verte » ne sont pas évoqués dans les principaux cadres et programmes politiques, tels que l’Agenda 2063, la Zone de libre-échange continentale africaine, la Vision minière africaine et le Programme de stimulation verte de l’Afrique. Alors que le discours actuel sur le développement durable dans le contexte du changement climatique est dominé par la promotion des énergies propres et la décarbonisation des investissements et des financements internationaux, la question des minerais indispensables à cette action climatique et celle des conséquences liées à leur extraction sont généralement reléguées au second plan.
À Madagascar, qui compte parmi les pays les plus impactés par le changement climatique, et qui croule déjà sous la pauvreté, la dette, le délabrement des systèmes de santé, les conséquences de la pandémie de Covid-19 et une myriade d’autres problèmes, la transition énergétique est également au cœur de la relance économique. C’est un enjeu crucial qui exige l’adoption d’un modèle de développement qui puisse effectivement réduire les risques environnementaux, climatiques et de catastrophes naturelles, et apporter des bénéfices sociaux et économiques profitant réellement aux groupes vulnérables qui représentent environ 80 % de la population. Sa richesse en minerais et métaux critiques pour la transition énergétique place cependant la « Grande Île» dans une position particulièrement délicate face à l’augmentation de la demande mondiale et la ruée des entreprises des pays riches sur ces métaux, et notamment sur les terres rares dont Madagascar a été largement dotée par la nature. Alors que des conditions de concurrence équitables sont encore loin d’être établies dans le système du commerce mondial, le pays manque cruellement de la capacité à valoriser ces minéraux et à négocier des contrats profitables avec les entreprises multinationales qui dominent les industries extractives.
Frontière mondiale des terres rares et politique du sacrifice
L’Agence internationale de l’énergie estime que d’ici 2040, les énergies renouvelables comme l’éolienne et la solaire représenteront environ 82 % de la demande totale de métaux et de minerais. Une autre partie importante des métaux sera consacrée au remplacement des voitures à essence par des voitures électriques (qui nécessitent six fois plus de métaux et de minerais) et à la décarbonisation globale du secteur des transports. Selon la Banque mondiale, plus de 3 milliards de tonnes de métaux et de minerais seront nécessaires au cours des trente prochaines années pour alimenter les technologies liées à la transition énergétique. Parmi les principaux métaux nécessaires à la transition, on trouve les terres rares, le cobalt, le graphite, le nickel, le cuivre et le lithium.
Dans le cadre du paradigme néolibéral, la grande majorité des décideurs politiques voient l’ordre économique mondial à travers le prisme de la mondialisation – selon laquelle la main magique du marché assure la régulation de l’économie mondiale et de ses principaux moteurs, notamment une division claire du travail assurant l’efficacité de la production, la spécialisation, la concurrence et le commerce international. Dans cette optique, ils tendent à ignorer que l’exploitation des terres rares les confronte à plusieurs défis importants.
- Le défi économique que représente la nature de leur marché, lequel est faiblement organisé et peu transparent, l’essentiel des transactions étant réalisé de gré à gré, en dehors des structures établies des marchés financiers comme le « London Metal Exchange » (Kleijn, 2022).
- Les défis énergétiques et environnementaux, étant donné que les activités minières sont elles-mêmes très gourmandes en énergie. À l’heure actuelle, l’industrie métallurgique consomme environ 10 % de l’énergie mondiale, avec des impacts considérables sur l’environnement en termes de consommation d’énergie associée, de consommation d’eau, et d’émissions de CO², sans compter la toxicité et les coûts écologiques, sociaux et sanitaires élevés de l’extraction de métaux rares ().
- Les défis géopolitiques qui dérivent pour l’essentiel de la question ainsi posée par un scientifique au sujet de la transition énergétique européenne : « Nous devons vraiment nous deman- der où nous voulons trouver les matières premières dont nous aurons besoin dans les décennies à venir » ().
En fin de compte, les aspects géopolitiques se résument à des questions de pouvoir, lequel s’exerce dans la double capacité à revendiquer de manière hégémonique les sous-sols contenant des terres rares, et à soumettre les communautés qui y vivent aux risques environnementaux et aux effets des sous-produits toxiques et radioactifs de leur processus d’extraction et de traitement.
D’après Julie Klinger (2017) : « Les risques environnementaux apparaissent à quatre étapes principales. La première est le processus d’extraction, au cours duquel certaines terres rares et des éléments radioactifs tels que le thorium et l’uranium présentent des risques pour la santé des mineurs. Vient ensuite le processus de raffinage, au cours duquel des produits chimiques et des acides toxiques sont utilisés pour séparer les éléments. La troisième étape est la gestion des déchets issus des activités de traitement primaire et d’enrichissement, qui introduisent des métaux lourds, des sels radioactifs et du gaz radon dans le milieu environnant. La quatrième étape concerne l’élimination des produits contenant des terres rares, dont beaucoup deviennent des déchets électroniques, ce qui entraîne une violence raciale propre. »
La « politique du sacrifice » est une expression tirée des travaux de géographes humains comme ceux de Julie Klinger, pour laquelle la notion de « bien commun » permet de légitimer cette politique d’un point de vue éthique au niveau transnational, dans la mesure où elle peut résoudre temporairement la tension fondamentale entre la nécessité absolue pour les pays industrialisés de se procurer des terres rares, mais pour lesquelles très peu d’entre eux souhaitent assumer le risque de les extraire de leur propre sous-sol en rai- son de coûts environnementaux et sanitaires élevés, ou investir dans des techniques de production plus écologiques. Cette tension explique pourquoi la frontière des terres rares se trouve dans des endroits où les vies et les paysages locaux sont considérés comme pouvant être sacrifiés au nom du bien commun (ibid.).
« Ces endroits où les entreprises toxiques et leurs effets néfastes finissent par atterrir sont connus sous le nom de “zones de sacrifice”, car leur destruction est considérée comme étant indispensable pour atteindre le bien commun. C’est dans les zones de sacrifice que se situent les externalités dites négatives. Elles ne sont pas éphémères ou intangibles : elles ont une géographie spécifique qui peut être cartographiée. La destruction de paysages et de vies dans le cadre de l’exploitation minière des terres rares a généralement été considérée comme un juste prix à payer, en général par ceux qui ne vivent pas dans la zone de sacrifice » (ibid.).
Comme un analyste de la transition énergétique de l’Union européenne (UE) l’a souligné, « quelque part, il y a toujours quelqu’un qui sacrifie quelque chose et, à l’heure actuelle, cette question n’est pas ouvertement débattue au sein de l’UE. En refusant de construire elle-même les nouvelles mines indispensables à la transition verte, l’Europe ne fait que reporter ces effets secondaires néfastes sur les pays en développement » (Singh, 2022).
Projet d’exploitation minière dans le Nord de Madagascar
Le cas de Madagascar montre clairement l’origine coloniale de l’exploitation des terres rares et la collusion entre les intérêts de l’élite politique nationale et ceux des entreprises étrangères, lesquelles perpétuent les mécanismes d’exploitation de type néocolonial, tout en menaçant gravement les droits fondamentaux des communautés concernées et les écosystèmes terrestres et marins dont elles dépendent pour leur survie.
Le projet d’exploitation des terres rares dans la péninsule d’Ampasindava à Madagascar se distingue par le fait qu’il n’est pas encore arrivé à sa phase d’exploitation, c’est-à-dire au stade des opérations d’extraction et de traitement. Cette situation s’explique en grande partie par les dynamiques qu’il a engendrées dans les communautés locales qui se sont mobilisées au sein d’un mouvement de résistance contre ce projet, pour sauvegarder leurs moyens d’existence, ainsi que leur patrimoine écologique et culturel.
Environnement naturel unique et fragile
La majorité des personnes affectées par le projet d’exploitation des terres rares vivent dans la péninsule d’Ampasindava, également appelée Tanibe Andrefa ou « grande terre à l’Ouest » par les Sakalava, l’ethnie majoritaire qui y vit. La péninsule d’Ampasindava compte environ 33 000 habitants répartis dans vingt-sept villages et quatre communes rurales (Ambaliha, Bemaneviky Ouest, Anorantsangana et Antsirabe). Elle est située dans le district d’Ambanja, dans la région Diana au nord-ouest de Madagascar. Elle bénéficie d’un microclimat qui a permis la production de cultures d’exportation à haute valeur ajoutée (cacao, vanille, poivre, café). Grâce à son littoral découpé, riche à la fois de récifs coralliens et d’immenses mangroves, elle abrite une biodiversité marine exceptionnelle qui fait vivre de nombreux ménages grâce aux activités de pêche traditionnelle.
Ce territoire se caractérise donc par une biodiversité unique et fragile, située sur d’importants reliefs montagneux boisés qui alimentent en eau douce une grande partie de la péninsule. Suivant une succession de collines et de vallées, ses rivières se jettent dans le canal du Mozambique, en formant des estuaires bordés d’immenses mangroves. Ce paysage montagneux et côtier est en partie couvert par une forêt qui reste l’une des plus riches du Nord- Ouest de Madagascar, malgré les pressions anthropiques croissantes.
Cette situation exceptionnelle fait de la péninsule d’Ampasindava un hotspot de biodiversité qui a été formellement désigné comme aire protégée en 2015, sur une zone de plus de 900 km², à l’exception de la concession minière du projet ETR (voir ci-dessous). 80 % des plantes sont endémiques à Madagascar, et 8 % n’existent que sur la péninsule. Au moins huit espèces de lémuriens y vivent, et six d’entre elles sont endémiques au Nord-Ouest de Madagascar. Six d’entre elles sont répertoriées comme étant en danger par l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature) ; les deux autres sont vulnérables (Carver, 2017).
En ce qui concerne l’environnement marin, la péninsule d’Ampasindava est située dans l’écorégion du canal du Mozambique septentrional, qui est reconnue comme le deuxième récif corallien le plus diversifié au monde (Obura, 2012). En 2012, la zone marine et côtière autour de la péninsule a été identifiée comme un site potentiel du patrimoine mondial de l’Unesco à la suite d’une évaluation scientifique de l’ensemble de l’océan Indien occidental (Obura, 2012 ; CNRS, 2017).
Cette zone représente l’un des derniers sanctuaires au niveau régional pour le dugong et la baleine bleue, deux espèces en danger critique d’extinction selon l’UICN, et abrite une grande diversité de cétacés, notamment des baleines à bosse, des baleines à bec, des cachalots et un certain nombre d’espèces de dauphins (Laran et col., 2012). De plus, les plages de l’île de Nosy Iranja, au large de la péninsule, constituent l’un des sites de nidification les plus impor- tants pour les tortues vertes et imbriquées de Madagascar (Carver, 2017).
Les côtes de la péninsule d’Ampasindava abritent environ 3 400 hectares de mangroves. Ces forêts côtières sont la principale source de bois de chauffage et de charbon de bois pour la cuisine, et fournissent du bois de construction de qualité pour les maisons et les pirogues. Elles jouent un rôle crucial dans le maintien des pêcheries qui fournissent de la nourriture et des revenus à la popu- lation locale, protègent les villages des cyclones et aident à lutter contre le changement climatique, en stockant d’importantes quantités de carbone (Donato et col., 2011). Les canaux de mangrove représentent également un habitat essentiel pour trois espèces de poisson-scie en danger critique d’extinction ou menacées.
La gestion durable des espaces naturels de la péninsule d’Ampasindava représente un enjeu majeur pour la biodiversité mondiale, pour le développement harmonieux des communautés qui y vivent, et pour le développement du tourisme, qui ne cesse de croître dans la région et constitue un atout majeur pour les communautés locales et le développement des infrastructures.
Riche patrimoine culturel et historique
L’histoire de la péninsule d’Ampasindava renvoie aussi à une identité culturelle qui s’est construite au carrefour des routes maritimes de l’océan Indien. La baie d’Ampasindava abrite les vestiges d’une des plus anciennes cités malgaches, Mahilaka, qui était un comptoir swahili. Aujourd’hui, des cultes et des rituels dédiés aux esprits et aux ancêtres sont encore pratiqués sur la péninsule, dans des lieux qui ont été préservés par les communautés locales comme des sites sacrés animistes ou des cimetières. Il existe également de nombreux autres sites archéologiques dans la région, tels que les îles d’Ambariotelo et de Marodoka sur Nosy Be, qui font partie de ce que l’on appelle les «Échelles anciennes du commerce» dans le Nord de Madagascar, un réseau commercial et culturel qui relie la région aux Comores, à Zanzibar et à l’Afrique de l’Est.
Histoire mouvementée du projet d’exploitation
Le début de l’exploration des terres rares dans la péninsule d’Ampasindava date de la fin du 19e siècle, avec les études menées durant la colonisation par des géologues français qui ont noté la présence à côté du village d’Ampasibitika d’une roche granitique, nommée fasibitikite dans la langue locale, et étudié ses propriétés minéralogiques. Mais sa composition en niobium-tantalum-zirconium n’a été documentée qu’en 1922 (SGS, 2014).
De 1988 à 1991, un programme d’exploration du potentiel de la zone, financé par l’URSS, la « Soviet Geological Mission », avait été mis en œuvre en partenariat avec l’Office militaire national pour les industries stratégiques (OMNIS) (ibid.). Le 18 avril 2003, l’entreprise Calibra Resources and Engineers avait obtenu une licence d’exploration pour la concession d’Ampasindava, laquelle a été transférée en janvier 2008 à l’entreprise Zebu Metals qui a continué les études d’évaluation du potentiel minier de la concession.
En février 2009, peu après le coup d’État qui a abouti à la des- titution du président élu Marc Ravalomanana, Andry Rajoelina, de- venu président de la Haute autorité de transition (jusqu’en 2013), a accordé en octobre 2009 à Tantalum Rare Earth Malagasy (TREM) la licence d’exploration de la concession d’Ampasindava, composée de quarante-huit carreaux miniers d’une superficie totale de 300 km². Notons ici que TREM est enregistrée à l’île Maurice en tant que société offshore via sa filiale mauricienne, Tantalus Holding Ltd (TREAG, 2015), ce qui lui permet d’être quasiment exemptée d’impôts à Madagascar, en vertu de l’accord fiscal entre Maurice et Madagascar. En novembre 2009, TREM obtint un permis envi- ronnemental de l’Office national pour l’environnement (ONE) pour la phase d’exploration, à la suite de la soumission d’une « étude d’impact environnemental ». Ce permis avait alors été contesté de- vant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, car il avait été délivré par le régime de transition, lequel n’avait pas le droit de
prendre des engagements à long terme au nom du pays.
Ampasindava est considéré comme étant un des gisements de terres rares les plus prometteurs hors de Chine depuis décembre 2011 (Garner, 2011), l’entreprise SRK Exploration Services Ltd ayant alors estimé ses ressources minérales à 104 000 tonnes d’oxydes de terres rares majoritairement présents dans la couche «superficielle» de sol qui recouvre la roche mère (le régolithe), ce qui facilite grandement leur extraction. Ces réserves ont ensuite été réévaluées par SRK à 348 000 tonnes d’oxydes de terres rares en avril 2013, soit trois fois plus que l’estimation de 2011 (Globe Newswire, 8 avril 2013). Et, en octobre 2014, l’entreprise SGS Canada Inc. avait réestimé les ressources minérales d’Ampasindava à
562 000 tonnes d’oxydes de terres rares, pauvres en éléments radioactifs et riches en terres rares lourdes (~20 %), les plus chères et « critiques ». L’étude de SGS Canada Inc. avait ainsi confirmé le caractère stratégique du projet d’Ampasindava (2014).
Le permis d’exploration de TREM a été renouvelé en janvier 2015 pour trois ans. Malgré la nature douteuse de son permis minier, l’entreprise avait commencé ses opérations de recherche avec des milliers de puits de sondage creusés à travers sa concession, et avait prévu de réaliser un test d’exploitation pilote et de construire une usine dans le village de Betaimboay situé en bord de mer, parallèlement à la poursuite de l’exploration dans d’autres régions d’Ampasindava.
Résistance des communautés locales et de la société civile
L’échec de TREM à réhabiliter de nombreux puits de sondage et les plaintes des paysan·nes au sujet de ces opérations de recherche menées sans leur accord préalable ont conduit à la mobilisation d’une grande partie des communautés riveraines du projet d’exploitation des terres rares autour d’une organisation paysanne locale, l’Association pour le développement de l’agriculture et du paysannat du Sambirano (ADAPS), laquelle a demandé l’appui du CRAAD- OI pour la défense des droits de ces communautés. Le Comité de réflexion pour l’aide au développement et à l’environnement du Sambirano (CRADES), une ONG qui travaille dans le domaine de l’environnement, a rejoint le mouvement en formant une coalition d’organisations de la société civile dans la ville d’Ambanja.
Le 7 mai 2016, la Plateforme de la société civile de la région Diana a publié une Déclaration exprimant son opposition au projet d’exploitation des terres rares. Cette Déclaration a été présentée aux parlementaires et sénateurs à Antananarivo les 12 et 13 mai 2016 par la coordinatrice du CRAAD-OI (et autrice de cet article) et le porte- parole du Club éthique et développement (CED), en lien avec la présentation du projet d’exploitation des terres rares et des impacts probables de son exploitation.
En juin 2016, le dirigeant de TREM a envoyé une lettre au ministre des mines pour se plaindre de diffamation de la part de la société civile. À la suite de cette lettre, le président de la Coalition locale des organisations de la société civile a été convoqué par le chef de district en présence de plusieurs autorités locales et d’une douzaine de membres des forces de sécurité, pour répondre à des accusations de conspiration en vue de planifier une manifestation publique contre la société TREM en juillet 2016. Un certain nombre de dirigeants de la société civile l’ont accompagné, afin d’empêcher son arrestation.
Depuis lors, cette campagne de sensibilisation et de mobilisation de la Coalition des organisations de la société civile et de leurs alliés au sein des communautés concernées et des acteurs économiques de la région se poursuit, avec l’appui continu du CRAAD-OI.
Projet sulfureux et inachevé
En avril 2016, une assemblée générale extraordinaire de TRE AG/Tantalus avait approuvé la vente à une société basée à Singapour, Apphia Minerals SOF PTE Ltd, d’une partie de ses actions dans la filiale Tantalum Holding (Mauritius) Ltd, qui détient la totalité de TREM. Cette société privée avait changé de nom pour devenir REO Magnetic Pte Ltd et avait vendu la plupart de ses actions à ISR Capital, une autre société basée à Singapour.
TRE AG a confié la gestion de TREM à REO en septembre 2016, mais a dû en reprendre le contrôle en raison de ce que M. Kivimäki, directeur exécutif de TRE AG, avait appelé « certains défis rencontrés par l’acheteur », qui semblaient faire référence au fait que « pendant le processus d’acquisition de TREM, le cours de l’action d’ISR a grimpé en flèche – de plus de 700 % – pour s’effondrer quelques mois plus tard ». ISR fait actuellement l’objet d’une enquête pour violation de la loi sur les valeurs mobilières et les contrats à terme à Singapour, qui s’applique à des actes criminels tels que le truquage du marché et la manipulation des actions (Carver, 2017).
Au niveau national, en 2016, l’ONE avait autorisé TREM à com- mander une étude d’impact environnemental sur ses plans de production pilote à Ampasindava. Alors que la production pilote ne peut pas commencer tant que l’ONE n’a pas approuvé l’évaluation, plus d’un an plus tard, aucune évaluation n’avait été soumise à l’ONE pour approbation. Le permis d’exploration de TREM a expiré en janvier 2017 et la société n’a pas prélevé d’échantillons depuis lors, bien qu’elle ait toujours deux enceintes surveillées et au moins une autre zone clôturée à Ampasindava. Selon le PDG de TRE AG, TREM avait alors demandé un autre permis d’exploration (ibid.).
En 2020, la société Reenova Holding (Mauritius) Limited (RHM) est devenue propriétaire à 100 % de TREM, qui a été rebaptisée Reenova Rare Earth Malagasy SARLU (RREM), et détient désormais les droits miniers sur la concession d’Ampasindava. Malgré la forte opposition des communautés concernées, RREM a tenté de relancer ses opérations jusqu’à la mi-2022. À la suite du décès de son président et de la démission de deux cadres supérieurs, la société n’était alors plus en mesure de fonctionner en tant qu’entité (The Business Times, 15 juin 2022). Actuellement, le projet de RREM est suspendu et ses bureaux locaux sont fermés.
Impacts prévisibles de l’exploitation minière à Ampasindava
TREM avait indiqué lors des réunions publiques organisées début février 2015 pour annoncer les prochaines étapes de son projet, que des milliers de forages exploratoires réalisés sur 130 km² avaient permis de découvrir que le gisement de la région d’Ampasindava contiendrait 130 millions de tonnes d’argile latéritique, contenant des oxydes de terres rares à une concentration de 0,08 %, dont du praséodyme, du néodyme, du terbium et du dysprosium. Comme les argiles ioniques de Madagascar – dont 20 % semblent être des terres rares lourdes, les plus recherchées et les plus difficiles à produire – sont similaires à celles extraites dans le sud de la Chine, la technologie qui semble la plus appropriée pour leur exploitation est la lixiviation sur site.
Il importe de noter ici que le gouvernement chinois – qui a le monopole de la production mondiale de terres rares – avait imposé la technologie de lixiviation sur site depuis juin 2011, afin de rompre avec deux décennies de filtration en surface d’argiles à base de sulfate d’ammonium, qui ont entraîné une grave dégradation de l’environnement et des répercussions néfastes sur la santé des travailleurs et travailleuses et celle des communautés riveraines.
Bien qu’elle soit considérée comme moins nocive, la méthode de la lixiviation sur site est controversée, car ses impacts environnementaux sont loin d’être négligeables (Mining Watch Canada, 2012). Elle n’évite pas complètement la destruction du couvert végétal, tout en entraînant nécessairement une pollution des sols, et potentiellement celle des eaux souterraines. Selon un expert proche du projet, sans mesures préventives drastiques, « les conséquences environnementales de l’exploitation des terres rares à Ampasindava pourraient être catastrophiques ».
Destruction du couvert végétal et des ressources biologiques
Sachant que la concentration moyenne en terres rares du gisement d’argile ionique de la péninsule d’Ampasindava est de 900 ppm, selon les documents de la société TREM, et que le rendement moyen d’extraction est de 84 % (TREAG, 2015), pour obtenir une tonne de terres rares, il est nécessaire de traiter environ 1 300 tonnes de terre argileuse. Sachant qu’une production de 10 000 tonnes par an est prévue pendant au moins quarante ans (ibid.), on peut estimer que la quantité astronomique de 520 millions de tonnes de terre argileuse devra être traitée.
Cela correspond à une surface affectée estimée à 7 000 hectares (avec une densité de sol de 1,1 tonne/m3 et une épaisseur moyenne de dépôt de 6,5 m, selon SGS), dont un tiers devrait voir sa végétation complètement détruite et la couche supérieure du sol enlevée (SGS, 2014). Environ 2 200 hectares de couverture végétale naturelle, de rizières, de plantations de cultures commerciales, ainsi que les zones nécessaires à la subsistance des communautés riveraines seront détruits. Or, rappelons que ce périmètre est entouré de forêts classées.
La déforestation massive prévue par le projet de TREM devrait réduire considérablement le territoire du lémurien sportif de Mittermeier (Lepilemur mittermeieri), un des lémuriens classés en danger d’extinction qui ne se trouve que sur la péninsule d’Ampa- sindava. Selon un scientifique, « le problème avec le projet TREM sera que beaucoup de forêts vont disparaître […] Nous ne savons pas si l’espèce survivra ou non si le projet continue » (cité dans Carver, 2017). D’autres scientifiques ont également convenu que ce projet minier pourrait endommager l’aire protégée environnante, en raison de la montée en puissance de l’exploitation qui amènerait beaucoup d’immigrant·es à Ampasindava, mettant à rude épreuve les ressources en eau et en forêts, et entraînant des changements massifs dans le mode de vie qui ne pourraient pas être gérés (ibid.).
Pollution et destruction des écosystèmes terrestres et marins
Selon un article publié dans Environmental Research, « la production d’une tonne de terres rares génère 1 000 tonnes d’eau contaminée par du sulfate d’ammonium et des métaux lourds, et 2 000 tonnes de déchets toxiques » (Dutta et col., 2016). Sachant que TREM prévoyait d’exporter 10 000 tonnes de terres rares par an pendant plus de quarante ans, la production de déchets peut être estimée à 400 millions de tonnes d’eau contaminée et à 800 millions de tonnes de déchets toxiques au cours du cycle de vie de la mine. Pour éviter toute contamination, TREM devrait veiller à ce que les boues soient stockées dans des compartiments parfaitement étanches et suffisamment solides pour résister aux pluies torrentielles et aux intempéries. Or, le Nord de Madagascar connaît des précipitations supérieures à 2000 millimètres par an, dont la majeure partie survient entre décembre et mars. Il existe donc un risque élevé de fuites ou de débordements des sites de stockage, ce qui entraînerait une modification de l’acidité et l’envasement des rivières avoisinantes.
La nécessité mentionnée par TREM de « nettoyer la nappe phréatique » avant la fermeture de toutes les excavations signifie que celle-ci sera polluée pendant la durée des opérations prévues pour plusieurs décennies. Ce risque certain, admis par écrit2, justifie pleinement les craintes et les inquiétudes de pollution des fonds marins environnants exprimées par les experts en conservation de la biodiversité, les pêcheurs côtiers et les opérateurs touristiques vivant le long du périmètre minier, qui inclut les îles voisines, et notamment Nosy Be qui dépend entièrement du tourisme.
La topographie et l’hydrographie de la péninsule augmentent également le risque de contamination, compte tenu des cours d’eau et des eaux de ruissellement qui s’écoulent des montagnes vers la mer à travers la péninsule, ses vallées, ses forêts, ses cultures et ses mangroves. En cas de cyclone, une mauvaise gestion du stockage des boues argileuses peut conduire à une catastrophe sans précédent pour toute la zone côtière, sa biodiversité et les ressources dont dépend la survie des communautés. L’un des risques est l’acidification des eaux côtières qui serait fatale pour les récifs coralliens.
Raréfaction et contamination des ressources en eau
La lixiviation sur site utilise de grandes quantités d’eau et n’est pas « hydrogéologiquement contrôlable », ce qui implique un risque élevé de contamination des eaux souterraines et de surface, car le milieu dans lequel circule la solution de lixiviation n’est pas confiné (Drezet, 2010). La pollution des rivières et des réservoirs en aval par les sulfates persiste longtemps après l’arrêt de l’exploitation minière, en raison de l’augmentation de la production microbienne de sulfate d’hydrogène, une substance extrêmement toxique pour de nombreux organismes et plantes aquatiques (Palmer et col., 2010). Les différentes étapes du processus industriel d’extraction et de concentration des terres rares impliquent la production de grandes quantités de résidus toxiques, sous forme d’émissions gazeuses, de
poussières, d’eaux usées et de déchets solides, contenant notamment des fluorures, des sulfures, des acides et des métaux lourds. On estime que six à sept tonnes de sulfate d’ammonium et 1,2 à 1,5 tonne d’acide oxalique sont nécessaires pour produire une tonne d’oxydes de terres rares (ibid.).
Par ailleurs, le risque radioactif lors de l’extraction et de la concentration des terres rares ne peut être négligé, même si TREM avait affirmé l’existence de faibles niveaux de radioactivité, ainsi qu’une présence minime de thorium et d’uranium dans les minerais qu’elle explore. Il est fort probable que l’argument de TREM reposait sur sa décision de ne pas exploiter les couches primaires et profondes contenant des éléments radioactifs, sans les abandonner complètement dans la perspective d’une future exploitation de leur potentiel.
Érosion des moyens de subsistance et perte de revenus
Les impacts environnementaux du projet ETR sont susceptibles de se transformer en coûts sociaux et économiques réels qui seront assumés en majorité par les femmes et leurs communautés. N’oublions pas que les agriculteurs et agricultrices tirent leurs revenus de la culture du riz et de cultures de rente comme la vanille, le poivre, le café et le cacao. Si l’exploitation des terres rares se poursuivait, ils subiraient une perte considérable de revenus. La grande majorité des ménages vivant dans la zone de la concession seraient incapables de produire à la fois leur nourriture de base et leurs cultures de rente, et seraient confrontés à une grave insécurité alimentaire et économique. La crise alimentaire aurait des impacts disproportionnés sur les femmes, en raison des rôles de genre qui leur attribuent la responsabilité de pourvoir à l’alimentation de leur famille, y compris l’approvisionnement en eau et en énergie, ainsi que d’autres activités nécessaires à la reproduction sociale.
En outre, l’érosion du niveau de vie et la perte de revenus pour les femmes et leurs familles signifient que beaucoup de leurs enfants, en particulier les filles, ne pourraient plus aller à l’école, comme le montrent les résultats de la recherche sur le terrain dans les zones côtières de la péninsule d’Ampasindava (CRAAD-OI, 2022). Cela aurait clairement un impact intergénérationnel préjudiciable à long terme sur leurs perspectives d’éducation et d’emploi.
Les impacts potentiels du processus d’exploitation des terres rares sur les écosystèmes locaux sont une autre source de préoccupation majeure, en particulier dans les zones côtières qui seraient affectées par une pollution dévastatrice de la mer et la destruction de l’écosystème marin, y compris l’acidification des eaux côtières avec les effets subséquents sur le blanchiment des récifs coralliens et la réduction des captures de poissons pour les pêcheurs, dont les prises quotidiennes ont été réduites de 50 à 60 % en moyenne entre 2019 et 2022 (ibid.). En ce qui concerne l’économie locale, les impacts sur le développement du secteur touristique seraient particulièrement désastreux, dès lors qu’il constitue le pilier des moyens d’existence de la grande majorité de la population de Nosy Be, Sakatia et des autres îles bordant la péninsule.
Il importe enfin de relier toutes ces conséquences croisées prévisibles résultant de l’exploitation des terres rares avec les impacts croissants de la crise climatique déjà ressentis par les communautés de pêcheurs dans le contexte de cet environnement en dégradation, ainsi que les implications pour les perspectives de développement durable des communautés concernées qui subissent déjà les effets destructeurs de l’urgence climatique, et pour la survie des futures générations.
Quelle transition et quelles alternatives pour Madagascar ?
La question de l’exploitation des terres rares en tant que métaux critiques indispensables à la production d’énergies vertes et renouvelables pose la question plus large du rôle et de la place de Madagascar dans le processus de transition énergétique, aussi bien au niveau international qu’au niveau national, ainsi que celle des choix de développement économique du pays.
Mettre fin à l’extractivisme et à la politique du sacrifice
Madagascar est richement dotée en minerais pour l’action climatique, terres rares bien entendu, mais aussi cobalt, nickel et graphite. Alors que la demande mondiale augmente et que la ruée vers ces minerais par les entreprises des pays riches s’intensifie, il est essentiel de mettre fin au modèle néocolonial d’insertion primaire de Madagascar dans l’économie et les chaînes de valeur mondiales. Il faut remédier aux injustices du système mondial du commerce, et créer des conditions de concurrence équitables, ainsi qu’un cadre légal et institutionnel adéquat pour que Madagascar et les communautés locales directement touchées par leur extraction bénéficient également de leurs ressources sur le plan social et économique.
Comme cet article l’a amplement démontré, les métaux indispensables à la transition vers une énergie propre ont des coûts sociaux et environnementaux excessivement élevés et, paradoxa- lement, une empreinte carbone spécifique, de l’extraction à l’utilisation finale. Leur exploitation a mené à l’établissement de zones de sacrifice, dont Madagascar doit impérativement être exclue, et à la mise œuvre d’une politique de sacrifice qu’il importe d’éradiquer.
Dépasser le syndrome de la « malédiction des ressources »
L’histoire économique de Madagascar offre une belle illustration du concept de « malédiction des ressources », en montrant comment l’exploitation des ressources naturelles stimule le comportement rentier et l’autoritarisme des gouvernements, ainsi que la pauvreté des populations locales et les inégalités à l’intérieur du pays et avec les pays importateurs de matières premières. Elle est parsemée d’exemples montrant l’incapacité des responsables nationaux à gérer efficacement l’exploitation des ressources naturelles, en vue d’améliorer le niveau de vie des générations actuelles et futures3.
En effet, la prédominance de la mauvaise gestion des ressources naturelles constatée est telle que le terme « malédiction des ressources » est tout à fait approprié pour décrire le paradoxe que représente la détérioration des résultats en matière de développement du pays – notamment des taux de croissance en déclin –, quand bien même est-il doté de ressources naturelles abondantes. Les causes profondes de cette malédiction des ressources comprennent essentiellement la mauvaise gestion publique des recettes tirées des ressources ; et la faiblesse, l’inefficacité, l’instabilité et la corruption des institutions. La volatilité des recettes provenant des ressources naturelles, en raison des fluctuations des cours du marché mondial des matières premières, constitue aussi une cause de nature plus conjoncturelle.
La capacité à valoriser localement les minerais critiques – autres que les terres rares – dont le pays dispose, ainsi qu’à négocier des contrats mutuellement avantageux avec le secteur privé et à lutter contre la corruption est essentielle, si Madagascar veut parvenir à
LES NOUVELLES FRONTIÈRES DES « ZONES DE SACRIFICE » À MADAGASCAR / 131
une transformation sociale et économique à long terme grâce à la transition énergétique.
Décoloniser et démocratiser le futur énergétique
D’une manière générale, les décideurs doivent reconsidérer le rôle et la place des industries extractives dans le développement économique à la lumière des impacts des politiques néolibérales et extractivistes qui ont mené à la crise multidimensionnelle que traverse le pays. La protection des biens publics communs – la terre, l’air, l’eau et les océans – doit être assurée face à la crise climatique et à la course mondiale aux minerais stratégiques. L’exploitation des ressources minières doit être faite en fonction des priorités locales et régionales, avec le consentement libre, éclairé, préalable et continu des communautés concernées. Elle doit privilégier les modes d’extraction à petite échelle et à faible impact, dans le cadre de formes de propriété et de contrôle collectives.
À Madagascar, la souveraineté énergétique doit être assurée grâce à des formes collectives, décentralisées et durables d’énergie renouvelable, sous le contrôle démocratique des communautés, et grâce à la réduction progressive de l’exploitation des combustibles fossiles dans le respect des limites imposées par les objectifs nationaux énoncés dans la « contribution déterminée au niveau national » (CDN) dans le cadre de l’accord de Paris sur le changement climatique.
La transition de Madagascar vers une énergie propre doit respecter les normes internationales en matière de travail, de santé, de sécurité et de droits humains, en particulier les droits des femmes et la protection sociale des groupes vulnérables. La transition doit enfin profiter à la jeunesse malagasy, compte tenu des taux élevés de chômage des jeunes dans le pays qui créent un terrain fertile pour l’insécurité, les conflits et d’autres maux sociaux.